par Rodolphe Viémont
« La psychanalyse sera foucaldienne ou ne sera plus. D’ailleurs, ça a toujours été le cas. »
Jean Allouch, La Psychanalyse : une érotologie de passage in L’Unebévue, 1998, p. 164.
« Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l’homme moderne ne communique plus avec le fou. »
Michel Foucault, Préface de Folie et déraison de 1961, disparue dans les éditions postérieures.
Qu’avance précisément ce texte de Foucault, issu de sa thèse publiée en 1961 sous la forme d’un ouvrage qui (a) fait référence, Histoire de la folie à l’âge classique[1]… ? Nous précisons d’emblée l’année de cette publication, car la position de Foucault face à la psychanalyse est un long chemin sinueux, voire ambigu. Foucault nous fait part dans ce texte de sa déception en ce qui concerne la psychanalyse. Selon lui, le médecin-psychanalyste surplomberait le malade de son autorité et de son silence dans l’association : « au-dessus de lui en une absence qui est aussi présence totale » ; il parle aussi d’« un jugement qui ne condescend même pas jusqu’au langage. » Pour Foucault, le « médecin » (il explicite là particulièrement le cas du médecin libéral, de ville, mais pas que) qui serait « une figure aliénante », aurait récupéré pour lui, sur lui, « tous les pouvoirs qui s’étaient trouvés répartie dans l’existence collective de l’asile ». Il pointe la responsabilité de Freud lui-même : celui-ci « a bien délivré le malade de cette existence asilaire », de ces structures « que Pinel et Tuke avaient aménagées dans l’internement » ; mais c’était pour mieux concentrer les pouvoirs dans les mains du médecin. Ainsi la position de Foucault (dans ce texte !) est critique quant à la psychanalyse : Freud « a créé la situation psychanalytique où, par un court-circuit génial, l’aliénation devient désaliénante parce que dans le médecin, elle devient sujet ». Foucault va même plus loin : « Le médecin, en tant que figure aliénante, reste la clé de la psychanalyse. » C’est pourquoi la psychanalyse pour Foucault est (et restera ?) sourde : « elle ne pourra pas entendre les voix de la déraison, ni chiffrer les signes de l’insensé. »
Qu’est-ce que tout cela nous dit ? Le rejet foucaldien de la psychanalyse, ou plus exactement du médecin-analyste, semble clair. Mais d’autres textes de Foucault, postérieurs pour la plupart, tempèrent ce point de vue de 1961, radical. En effet, comme le dit Elisabetta Basso[2], Foucault n’a pas de position générale concernant la psychanalyse, il lui fait jouer des rôles en fonction de ses problématiques propres de recherche. Ainsi l’amour et le désamour de Foucault pour la psychanalyse seront assez versatiles, comme on le verra.
Pour tenter de répondre à l’affirmation que propose le texte que nous commenterons ici, nous proposons dans un premier temps de regarder de plus près la biographie de Foucault ; nous nous intéresserons par là à ses études universitaires, sa formation. Dans une seconde partie, nous étudierons la promesse qu’a été la psychanalyse pour Foucault, dès les années 50. Nous verrons ensuite comment de Folie et déraison au Pouvoir psychiatrique, Foucault marque sa profonde déception d’avec l’invention freudienne. Nous ferons ensuite un pas de côté, et un bond en arrière paradoxal, pour étudier longuement comment Lacan aurait influencé Foucault dès les années 50 ; et comment là nous trouverions peut-être une accommodation entre la position foucaldienne et l’analyse des psychoses. Enfin nous proposons de voir aujourd’hui où en est le pouvoir de l’analyste et si ce qu’avance Foucault dans son ouvrage Folie et déraison a quelques raisons d’être encore d’actualité.
Sur l’ensemble de notre réflexion, nous essaierons, avec un aller-retour entre ses positions simili-contradictoires, « d’être [au] plus juste avec Foucault »[3]. Une question traversera notre exposé et notre lecture de ce philosophe de la différence : la psychanalyse est-elle, ou non, une figure aliénante ?
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Avant d’aller plus loin, nous voudrions dire, sans anticiper la dernière partie de notre texte (mais il nous semble important de le dire de suite), que, si dans les années 1960 et 70, la psychiatrie (donc la médecine) et la psychanalyse tiraient la psychopathologie dans un même sens, ce n’en est plus réellement le cas aujourd’hui. Dans l’enquête nationale de 2013 menée auprès des internes en psychiatrie[4], il est posé que seuls 9% des internes « ont le projet d’exercer en tant que psychanalystes » et que dans la répartition des formations extra-universitaires, les TCC représentent 47% et la systémie 42% ! Ce que Foucault avance donc en 1961, le pouvoir d’un médecin-psychanalyste-thaumaturge, presque autoritaire, n’est plus tout à fait contemporain car les psychanalystes ne sont (ou seront) presque plus médecins. Les choses se sont recomposées ; on en reparlera plus loin.
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Posons à ce stade que Foucault, dans le cadre de ses études philosophiques à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, a reçu une formation à la psychologie[5], qu’il a suivi des présentations de malades à Sainte-Anne sous la direction d’H. Ey et que de ce fait il se trouve avoir été diplômé en 1952 de psychopathologie à l’Institut de psychologie de Paris. Il a même enseigné la psychologie à l’université de Clermont-Ferrand vers 1960 ! En effet, Foucault s’intéresse très tôt à la psychanalyse, ce qui n’a rien d’évident face à la philosophie du cogito qui règne en France dans les années 50[6]. On sait par ailleurs que dans les années 1940-50, Foucault envisageait de faire médecine pour s’y spécialiser en psychiatrie et que son obsession tournait autour de se faire ou pas psychanalyser[7]. Mais Foucault prend comme un malin plaisir à brouiller les pistes et les faits ; il est très difficile dans son œuvre de suivre à la trace ses influences et ses lectures (même quand il cite autrui, c’est avec un loup). De plus Foucault a une « façon très libre de lire et d’interpréter en fonction de ses interrogations propres. »[8]
Selon Maurice Pinguet[9], Foucault aurait suivi le séminaire de Lacan à Sainte-Anne en 1953. Mais Foucault dément ! « Je n’ai rien fait de tout cela. »[10] Chercherait-il à cacher l’influence de Lacan sur sa réflexion ? Pourquoi ? Foucault rejetterait-il, dans son absolue horreur de toute forme de pouvoir, la moindre influence intellectuelle ? Il précise dans ce même entretien : « Il est certain que ce que j’ai pu saisir de ses œuvres a certainement joué pour moi. Mais je ne l’ai pas suivi d’assez près pour être réellement imprégné de son enseignement. J’ai lu certains de ses livres ; mais on sait que, pour bien comprendre Lacan, il faut non seulement le lire mais aussi écouter son enseignement public, participer à ses séminaires et même, éventuellement, suivre une analyse. Je n’ai rien fait de tout cela. À partir de 1955, quand Lacan livrait la partie essentielle de son enseignement, moi j’étais déjà à l’étranger. »
On remarque cependant, pour contredire Foucault, que s’il est bien parti à l’étranger (en l’occurrence occuper un poste de conseiller culturel à l’université d’Uppsala en Suède), ce fut en 1955 et que le séminaire de Lacan, princeps pour Foucault comme on le verra plus loin, est bien Les Psychoses et que celui-ci fut donné en 1953-1954.
Quoi qu’il en soit, la question de la psychiatrie et de la psychanalytique a joué un grand rôle dans le développement de la pensée de Foucault. Comme le dit Derrida : « Le projet de Foucault eût-il été possible sans la psychanalyse – et la psychiatrie, ajoutons-nous – dont il est le contemporain ?»[11] Pour Basso, « la psychiatrie [a informé] de l’intérieur le discours de Foucault en lui prêtant en quelque sorte ses problématiques et ses instruments méthodologiques. »[12]
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Ce que reconnaît Foucault à Freud au début des années 60, c’est d’avoir démystifié les structures asilaires. Pour reprendre un peu la chronologie de ce passage et faire avec Foucault de l’archéologie (brasser différents niveaux d’analyse : philosophique, politique, historique, littéraire), nous dirons qu’au Moyen-Âge, la folie était libre, le fou présent dans la société (certains voyaient en lui, le fou, un être privilégié qui avait une connexion avec Dieu). On assistera ensuite au grand enfermement lors de la création de l’hôpital général en 1657. « Le fou acquerra le statut d’objet de science avec pour corollaire la pérennisation du partage raison / déraison. »[13] Et c’est avec l’asile du XIXesiècle que la figure de la folie émerge réellement. Le style positiviste a fabriqué la folie qu’il enferme dans la maladie mentale : par ce geste créateur d’aliénation, l’homme moderne désigne dans le fou sa propre vérité aliénée, qu’il refuse. Et Pinel, en libérant les aliénés le 5 juin 1771 à Bicêtre (que ce fait historique ait existé ou soit romantisé), « ne fait que remplacer une contention physique par un conditionnement moral [issu du traitement moral ; forcer l’aliéné à reconnaître ses erreurs !], une exclusion par une autre, le malade psychiatrique se trouvant livré à la toute-puissance des médecins. »[14]
C’est à ce moment qu’apparaît la psychanalyse, dans cette dictature de la psychiatrie asilaire du XIXe siècle. « Foucault reconnaît [à Freud] la vertu d’avoir essayé de refaire parler la folie à une époque où elle semblait définitivement réduite au silence par la psychiatrie. (…) C’est (…) tout le mérite de la psychanalyse d’avoir essayé de rétablir quelque chose, comme une sorte d’expérience interactive avec la folie, déjà présente à l’âge classique sous la forme du délire. Freud a cerné une autre forme de sens de signification et non un sens perdu qu’il s’agirait de retrouver. La folie apparaît désormais comme une « prodigieuse réserve de sens »[15]. »[16] De plus, pour Foucault, la psychanalyse « a permis de voir que l’internement n’était pas la meilleure forme thérapeutique »[17]. Sans Freud, il est possible que ce qui faisait le sens de l’expérience classique de la folie, c’est-à-dire celle-ci prise comme langage, aurait pu disparaître. Ainsi Foucault affirme dans Folie et déraison qu’« il faut être juste avec Freud » car il aurait « restitué la possibilité d’un dialogue avec la déraison »[18] face au silence constitutif de la médecin positiviste. Freud « a repris la folie au niveau de son langage »[19], rendant possible les futurs développements de Lacan.
De plus, Foucault distingue bien psychanalyse et psychologie (de l’ordre de l’institution positiviste). La psychanalyse est une rupture, de par sa découverte de l’inconscient, le travail sur celui-ci dans la cure qui reste singulier et lié au transfert. La psychanalyse est une anti-psychologie. « Ce n’est point de la psychologie qu’il s’agit dans la psychanalyse mais précisément d’une expérience de la déraison que la psychologie dans le monde moderne a eu pour sens de masquer. »[20] Selon Foucault, Freud a donc reconnu un langage dans la folie, une construction subjective du délire, l’éloignant des catégories psychiatriques de l’époque. La psychanalyse est un décentrement, un toujours vif pas de côté, nourri par l’inconscient et ses répétitions. En ce sens, la psychanalyse est outil de contestation (elle a une fonction critique) ce qui la rend aux yeux de Foucault importante.
« L’autre point essentiel de l’invention de Freud, pour Foucault, concerne la rupture avec les théories de la dégénérescence. L’idéologie de la dégénérescence présidait alors à la conception des phénomènes pathologiques, notamment de l’hystérie et de l’homosexualité. »[21] Nous ne développerons pas ici.
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Mais, et ce dans le même temps (!), la psychanalyse est perçue comme outil de pouvoir, « comme potentiellement impérialiste »[22]. Car déjà dans Folie et déraison, on trouve : « Le geste qui libère [la folie] pour la vérifier (diagnostic, évaluation) est en même temps l’opération qui la dissémine et la cache dans toutes les formes concrètes de la raison. » La psychanalyse va pour Foucault « enfermer sans enfermer » le malade, libérer l’inconscient, mais le placer dans une prison invisible où le médecin-analyste devient thaumaturge. « La psychanalyse n’a pas véritablement remplacé la psychiatrie : beaucoup de gens sont ou restent internés ; il y a plutôt cohabitation entre les deux. »[23]Foucault perçoit, sans la nommer ainsi, la pulsion de pouvoir (Bemächtigungstrieb) freudienne dans la pratique analytique (et évidemment elle existe). L’analyse devient un rapport de force, avec l’opposition analyste / analysant, maître / élève. « La psychanalyse ne peut se déployer que dans la violence calme d’un rapport singulier et du transfert qu’il appelle. »[24] Il y a, pour Foucault, une emprise, ne serait-ce que dans le silence de l’analyste (de là à qualifier ce silence, pour entendre Foucault, de pervers ou manipulateur, il y a un pas que nous ne ferons évidemment pas, mais les détracteurs de la psychanalyse (Onfray par exemple) oui !) Freud aurait donc « exploité la structure qui enveloppe le personnage médical »[25].
L’analyse sera donc finalement classée dans les instruments de pouvoir. Pour preuve, étudiant le cas du petit Hans (dans Maladie mentale et psychologie, 1954), Foucault pose les conflits psychiques comme des contradictions sociales contemporaines. « À ce titre, il s’agit d’une critique d’obédience marxiste qui considère la psychanalyse comme une forme de mystification de l’ordre bourgeois »[26] ».
Si, selon P. Veyne, Foucault use et abuse de l’analogie freudienne[27], il est plutôt question dans L’archéologie du savoir (1969) d’un « inconscient du système »[28] (rien à voir avec le « sujet de l’inconscient » de Lacan)[29]. « Foucault déplace l’inconscient du côté de ce qui divise et détermine le sujet vers les conditions de possibilité tacites des discours. (…) [Il] nous enjoint de considérer un sujet fait d’une pièce, un sujet dans sa solitude capable d’emprunter le chemin de son désir auquel le psychanalyste fait obstacle. » (!) (…) Il s’agit de « restituer la pleine souveraineté du sujet sur son destin (…) au détriment de la question de la répétition du passé traumatique d’un sujet blessé par la langue qui l’a constitué. » [30]
Pour Foucault, « l’invention freudienne objecte à la souveraineté du sujet »[31]. Elle « n’a pas de fonction opératoire, elle est soit une simple ressource de métaphores, par ailleurs compatible avec l’objection à l’invention freudienne de l’inconscient[32], soit un objet tactique de dévoilement d’un savoir-pouvoir masqué. »[33] Tout cela est rédhibitoire pour qui est obnubilé par le pouvoir sous toutes ses formes.
Mais il a pire : la psychanalyse est selon lui dans l’impossible de comprendre la folie ! Elle « ne peut pas, ne pourra pas entendre les voix de la déraison, ni déchiffrer pour eux-mêmes les signes de l’insensé »[34]. C’est la thèse que Foucault développera tout au long de son enseignement au Collège de France (notamment lors de son cours Le pouvoir psychiatrique, 1973-74). Mais dès 1961, il écrit : « Il faudra bien un jour rendre cette justice à Freud qu’il n’a pas fait parler une folie qui, depuis des siècles, était précisément un langage (langage exclu, inanité bavarde, parole courant indéfiniment hors du silence réfléchi de la raison) ; il en a au contraire tari le logos déraisonnable […] il en a fait remonter les mots jusqu’à leur source – jusqu’à cette région blanche de l’autoimplication où rien n’est dit. »[35]
Par ailleurs, Foucault estime que la psychanalyse tourne en rond, s’épuise en quelque sorte. « Marx ou Freud ont produit des mutations discursives[36]. (…) Mais le discours qu’ils ont fondé est devenu ensuite répétitif et par conséquent oppressif. Il ne suffit donc pas de penser le contenu libérateur de son discours, il faut également veiller, à un niveau formel, à ce qu’il ne se fige pas. »[37]
La psychanalyse serait-elle alors, pour Foucault, selon le mot de Derrida une révolution qui ne changerait rien ? La question est : comment la folie peut-elle témoigner de sa propre vérité si on cherche à comprendre le fou ?!
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C’est là que nous aimerions postuler que l’approche lacanienne des psychoses (notamment telle qu’elle fut enseignée à partir du Séminaire III) a joué un rôle dans l’élaboration de l’archéologie foucaldienne. (Notons que dans les années 80, « Foucault reviendra à plusieurs reprises sur Lacan pour lui reconnaître le mérite d’avoir enfin libéré la folie de ces faux libérateurs qu’avaient été les psychiatres depuis Pinel. »[38])
Dès sa thèse de 1932, Lacan propose « une méthode théoriquement plus rigoureuse » et une « description plus concrète »[39] de la psychose, s’opposant conjointement aux conceptions purement psychologiques (cf. combat contre la psychologie associationniste mené par les psychiatres du groupe de l’Évolution psychiatrique dès 1925) et purement organique de la pathologie mentale. On comprend là comment cela a influencé Foucault sur sa conception de la personnalité (on retrouve ici la notion de souveraineté du sujet vue précédemment). La notion de personnalité est construite comme « élément dans lequel se développe la maladie, et le critère qui permet de la juger »[40]. « Foucault insiste désormais sur la nécessité d’une approche guidée par l’idée de totalité, selon laquelle « la maladie concerne la situation globale de l’individu dans le monde »[41] ».[42] Ce que va amener Foucault c’est une prise en compte de la folie comme une « expérience indifférenciée »[43] et « voie d’accès à la vérité naturelle de l’homme »[44].
En ce qui concerne le langage de vérité de la folie, l’apport lacanien sur la psychose est grand. Pour Lacan, il n’est plus possible, depuis son séminaire sur les psychoses, d’aller à la quête d’une compréhension du psychotique : inutile de « prôner la compréhension »[45]. Ce qu’Elisabetta Basso explicite ainsi : « Dialoguer avec la folie signifie désormais la laisser s’exprimer avec ses mots et ses images incompréhensibles. (…) Il n’est plus possible (…) d’approcher l’inconscient à partir des lois de la parole et dans le cadre de la relation intersubjective. »[46]
La signification de la parole du psychotique, selon Lacan, « ne renvoie foncièrement à rien qu’elle-même. »[47]C’est pourquoi Foucault parlera lui d’un langage « rimant avec lui-même » que l’on ne cherchera pas à comprendre puisqu’il est « au-delà et en deçà de ce qui parle. »[48]
Foucault met alors l’accent « sur le lien entre folie et langage, ainsi que le rapport privilégié qu’il semble désormais instaurer entre folie et psychanalyse ». Et il reconnaît à la psychanalyse, , n’ayant pas été capable de lier langage et sens, d’avoir renoncé à découvrir l’« identité perdue d’un sens » pour « cerner – au contraire – la figure irruptive d’un signifiant »[49]. Et si pour Foucault la psychanalyse est déchiffrement (il reconnaît cela à Freud)[50], l’interprétation est « structuralement béante »[51] ! : il n’y a rien à interpréter ! Comme le dit Lacan (des psychotiques uniquement ?), « comprendre les malades » est un « pur mirage. »[52]
Psychose et langage. Foucault écrit : « De même qu’il n’y a pas de sociétés où toutes les conduites sexuelles soient permises (…), il n’y a pas de cultures où tout le langage soit autorisé ; et dans toute culture il y a des transgressions de langage. Et la folie n’est sans doute que l’une d’entre elles. La folie, c’est un langage autre. »[53]
On pose donc là que ce serait la psychose qui rassemblerait Foucault et la psychanalyse. Et c’est parce que le langage psychotique « n’appartient pas à l’ordre épistémologique des sciences humaines » que « la psychanalyse devient une contre-science. »[54] Et Foucault de conclure de manière presque paradoxale au texte que nous commentons : « La psychanalyse s’y reconnaît quand elle est placée devant ces psychoses auxquelles pourtant elle n’a guère d’accès : comme si la psychose étalait dans une illumination cruelle et donnait sur un mode non pas trop lointain, mais justement trop proche, ce vers quoi l’analyse doit lentement cheminer. » [55]
On voit là que le texte que nous commentons n’est qu’une partie de la réflexion foucaldienne sur la folie et la déraison. S’en tenir à cette assertion, c’est oublié ce rapport à la déraison que véhicule le psychotique et qui quelque part rapproche Foucault de la psychanalyse lacanienne. Car « c’est (…) dans cet abandon de la foi en une psychiatrie anthropologique capable de comprendre les expressions existentielles de la folie, que la pensée de Lacan aura joué un rôle crucial pour le développement du discours foucaldien. »
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Pour élargir notre réflexion, nous voudrions maintenant réfléchir sur ce que la pensée foucaldienne dit de notre modernité. Où se cachent aujourd’hui la raison et la déraison, le pathologique et non pathologique ? L’analyse est-elle un pouvoir ? Le psychanalyste (pire : le médecin-psychanalyste) est-il une « figure aliénante » comme l’affirma Foucault un temps ?
Pourquoi choisissons-nous d’obéir ? est une question centrale quand on évoque la notion de pouvoir. Depuis La Boétie, les concepts de domination et de servitude ont été renversés. « Je ne vous demande pas de pousser le maître, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir. »[56] Cette idée, initiatrice de l’anarchisme politique et de la désobéissance civile, a été très étudiée par Deleuze et Guattari (qui rappelons-le était analyste).
Qu’est-ce que le langage de la déraison au XXIe siècle ? Le langage contemporain est formaté, administratif et autoritaire. « Cet autre tour par lequel les hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur voisin, communiquent et se reconnaissent à travers le langage sans merci de la non-folie. »[57] Mais le langage de la non-folie est aussi sournois, car Barthes nous le rappelle : « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ».[58]
Mais il y a résistance ! Aussi peut-être car « l’inconscient, c’est la politique ».[59] Une résistance de la vie contre l’emprise de la raison, une résistance comme une erreur, une méprise. Quelque chose cloche et le discours du pouvoir est alors malmené — du moins il y a un contre-pouvoir qui s’immisce, comme une eau, liquide, dans les rouages du système (capitaliste).
Foucault nous a montré comment la folie a été pathologisée ; et il est clair que ce mouvement s’est poursuivi jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, (même s’il existe des psychanalystes non-médecins — et c’est heureux puisque la psychanalyse n’est pas une médecine, n’est pas une science dure), la psychanalyse est en résistance. Le système a tendance à paramédicaliser les psychologues (cf. réforme actuelle du remboursement de huit séances sur prescription du généraliste), voire les psychothérapeutes (qui font également partie de la mesure). Il nous faut user d’une nosographie qui n’est pas la nôtre – à défaut ne sommes-nous au mieux pas compris, au pire méprisés. Mus par l’objectivisme et le réductionnisme, les psychiatres (pas tous heureusement) ont pour projet de classer, de résoudre la chose psychique et on en revient à des classifications qui rappellent Magnan et les sur-découpages en sous-entités psychiques. Ce qui fait qu’on voit des patients arriver en primo-consultations en disant : « Bonjour, je suis schizo-affectif ! »
Le système avec la loi 2008 privilégie la prévention sur l’acte ; ainsi on place des hommes sur seul motif qu’ils seraient dangereux. Les dirigeants parlent d’une langue sans équivoque, qui se voudrait parfaite et qui ne dirait que ce qu’elle dit. C’est évidemment impossible mais ils veulent y tendre et cette tension est mortifère. Et, tout ceci est mis en place pour nous, notre bien-être, notre confort. La Boétie le disait déjà il y a cinq siècles !
Mais tout n’est pas la faute du monde extérieur. La psychanalyse est un outil de désaliénation personnelle et sociale. Il faut qu’elle reste en permanence dans l’écoute et l’analyse de son environnement. Si elle snobe les autres disciplines (notamment des sciences humaines), si elle ne fait qu’entretenir un dialogue en interne, excluant tout autre dire (on est à l’opposé de l’archéologie foucaldienne donc), elle perd de sa subversion, elle se dénature. Il ne faut pas négocier, mais il faut entendre. Cette difficulté (bien faire le pas de côté nécessaire) est centrale dans la théorie et la clinique psychanalytiques actuelles. Freud le postulait déjà en 1926 dans La question de l’analyse profane : « La pratique de la psychanalyse est-elle un objet qui doive être soumis à l’intervention des pouvoirs publics, ou est-il plus approprié de la laisser à son développement naturel ? »
L’époque est dure pour notre discipline. La psychothérapie institutionnelle (et marxiste) de Tosquelles et Oury est lointaine et on traite aujourd’hui à coup de grilles d’évaluation débouchant sur un protocole médicamenteux bien défini. Où est le sujet ? Où est le langage ? On voit la psychanalyse comme une vieille dame bourgeoise et fatiguée ; mais peut-être n’en est-elle finalement qu’à ses débuts ? Une révolution à venir que Derrida voyait comme un futur tremblement de terre. Encore faudrait-il qu’on la laisse se développer. Nous sommes à dix jours d’une présidentielle et on est en droit de s’interroger sur ce que serait la psychanalyse sous un régime autoritaire et populiste.
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Pour conclure, nous dirons que la pensée foucaldienne, si nous ne la trouvons pas toujours juste (dans tous les sens du terme), est d’une brûlante actualité. La psychanalyse a été, reste et restera politique. L’opinion de Foucault sur la psychanalyse est mouvante, on l’a dit, selon ses thèmes de recherche. S’il a peut-être une incompréhension (ou un rejet) pour la psychanalyse des névroses (qui serait, pour le suivre, petites-bourgeoises ?), l’intérêt de Foucault pour la clinique des psychoses est fort. Nous pensons que le point de jonction Foucault / Freud / Lacan se situe justement là : dans la déraison du langage du psychotique.
Cela nous rappelle à juste escient que nous ne devons pas cesser d’être curieux, d’écouter avant de vouloir comprendre. Et que le petit pas de côté est indispensable pour rester responsable de son regard : de penseurs, d’hommes et femmes de la cité, de praticiens.
[1] Le livre s’appelle en fait Folie et déraison Histoire de la folie à l’âge classique, 1961 puis 1964 ; l’édition de 1972 abandonne le titre principal au profit du seul sous-titre Folie et déraison. Nous garderons pour notre exposé ce titre.
[2] Basso E., Foucault entre psychanalyse et psychiatrie, reprendre la folie au niveau de son langage, Archives de philosophie, 2016/1 tome 79, p. 27.
[3] Basaure M., Être juste avec Foucault : la sociologie implicite de Foucault et sa critique de la psychanalyse, Incidence n°4-5, 2008-2009, pp. 196-217.
[4] La formation aux psychothérapies des internes de psychiatrie en France, enquête de Van Effenterre A., Azoulay M., Campion F., Briffault X., L’Encéphale 2013/39, pp. 155-164.
[5] Lacan a donné des conférences à l’ENS dès 1947.
[6] Dartigues L., La question de psychanalyse chez M. Foucault, Astérion (site web), 2019.
[7] Eribon D., Michel Foucault, Flammarion, 1991, p. 164.
[8] Dartigues L., op. cit.
[9] Pinguet M., Les années d’apprentissage, Le Débat 1986/41, pp. 122-131.
[10] Foucault M, Entretien avec M. Foucault ; Dits et écrits, Gallimard, 2001, vol. 2, n°281, p. 877.
[11] Derrida J., “Être juste avec Freud”, l’histoire de la folie à l’âge de la psychanalyse ; Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Élisabeth Roudinesco éd., Galilée, 1992, p. 148.
[12] Basso E., op. cit. p. 30.
[13] Chebili, S., Foucault et l’antipsychiatrie ; L’information psychiatrique, vol. 92, no. 8, 2016, p. 672.
[14] Fauvel A., Pinel et les aliénistes in Marmion J.-F., Histoire de la psychologie, Éd. Sciences Humaines, 2012, p. 10.
[15] Foucault M., La folie absence d’œuvre ; Dits et Écrits, Gallimard, 2001, vol. 2, n°25.
[16] Labreure D., M. Foucault, psychiatrie et médecine, mémoire Master 1, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2004.
[17] Foucault M., Folie, une question de pouvoir ; Dits et Écrits, op.cit., vol. 2, n°141, p. 1529.
[18] Foucault M., Folie et déraison, Plon, 1961 ; Dits et écrits, op. cit., vol. 1 n°4., p.428.
[19]Foucault M., Folie et déraison, op. cit., p. 360.
[20] Foucault M., Folie et déraison, op. cit., p.360.
[21] Laufer, L., Une psychanalyse foucaldienne est-elle possible ? ; Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 20 n°2, 2015, pp. 233-246.
[22] Bourgain A., La pulsion de pouvoir, une invention ?, Université de Montpellier Paul Valéry 3
[23] Laufer L. op. cit.
[24] Michel Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, 1996, p. 312.
[25] Foucault M., Folie et déraison, op. cit., p. 529.
[26] Paltrinieri L., De quelques sources de Maladie mentale et personnalité : réflexologie pavlovienne et critique sociale, dans Bert J.-F. et Basso E. éd., Foucault à Münsterlingen, EHESS, 2015., p. 211.
[27] Veyne P., Foucault : sa pensée, sa personne, Albin Michel, 2008, p. 29.
[28] Foucault M., L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.25.
[29] Notons que dans l’ensemble de ses cours au Collège de France (1970-1984), même dans Le Pouvoir psychiatrique, il n’utilisera jamais le mot « inconscient » !
[30] Dartigues L., op. cit.
[31] Dartigues L., op. cit.
[32] Foucault M., Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 208 et suiv.
[33] Dartigues L., op. cit.
[34] Foucault M., Folie et déraison, op.cit., p.628-632.
[35] Foucault M., La folie, l’absence d’œuvre ; Dits et écrits, op. cit. vol. 1 n°25, p. 418.
[36] Barthes R., La division des langages, Gallimard, 1973.
[37] Noghrehci H., Le fascisme de la langue, Littérature 2017/2 n°186, p.42
[38] Basso E., op. cit. p. 54.
[39] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, 1975, p. 15.
[40] Foucault M., Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954, p. 10.
[41] Ibid., p. 11.
[42] Basso E., op. cit. p. 34.
[43] Foucault M., Folie et déraison, Plon, 1961 ; Dits et écrits, op. cit. vol. 1 n°4, p.159.
[44] Foucault M., Maladie mentale et psychologie, PUF, 1962, p.88.
[45] Lacan J., Séminaire III Les Psychoses, Seuil, 1981, p.163.
[46] Basso E., op. cit., pp. 45-46.
[47] Lacan J., Séminaire III Les Psychoses, Seuil, 1981, p.43.
[48] Foucault M., Raymond Roussel, Gallimard, 1963, p. 70.
[49] Ibid., p. 417.
[50] Foucault M., Philosophie et psychologie ; Dits et écrits, op. cit. n°30, p. 443.
[51] Foucault M., Nietzsche, Freud, Marx in Cahiers de Royaumont, t. VI, Minuit, 1967 ; Dits et écrits, op. cit. n°46, p. 566.
[52] Lacan J., Séminaire III, op. cit., p.14.
[53] Foucault, M., La littérature et la folie in Critique, vol. 835, no. 12, 2016, pp. 965-981.
[54] Basso E., op. cit. p. 53.
[55] Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 387.
[56] La Boétie, É., Discours de la servitude volontaire, 1574.
[57] Foucault M., Folie et déraison, op. cit., p. 159.
[58] Barthes, Œuvres complètes, tome V, 2002, Le Seuil, p. 432
[59] Lacan J., Séminaire XIV La Logique du fantasme, 1966-19677