par Rodolphe Viémont
DÉFINITION DE LA PARANOÏA
On pourrait commencer par-là : la paranoïa, pour le DSM, n’existe plus ! Elle a été absorbée par la schizophrénie (schizophrénie paranoïde) ; elle est devenue troubles de la personnalité paranoïaque et troubles délirants paranoïaques[1] : avec la domination contemporaine du dimensionnel (spectre) sur le catégoriel (entités psychologiques distinctes). Reste que pour la psychanalyse (et la psychiatrie classique), la notion de psychose paranoïaque garde tout son intérêt clinique.
Kraepelin définit la paranoïa comme le « développement insidieux[2], sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue[3], d’un système délirant durable et impossible à ébranler, et qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action[4] ».[5] Cette formulation nous semble rendre compte clairement et assez complètement de ce qu’est aujourd’hui encore la paranoïa pour la psychanalyse. Nous ajouterons juste que la paranoïa est sans trouble du langage et sans hallucination (nous minorerons cet élément plus loin).
On distingue trois types de paranoïas : les délires d’interprétations (Sérieux et Capgras), les délires passionnels (De Clérambault) et les délires de relation au sensitif (Kretschmer). Si en Allemagne on classe la paranoïa selon ses thèmes (hypocondrie, mégalomanie, jalousie…), en France c’est en fonction des mécanismes : délires d’interprétation (Sérieux et Capgras), délire d’imagination (Dupré), délire à base d’hallucination (Ballet), délire à base d’intuition, délires passionnels (De Clérambault), principalement.
1. Dans les délires passionnels, « le malade ne délire que dans le domaine de son désir » (De Clérambault). Le délire est dit en secteur et le postulat de base du délire est à l’épreuve des faits ; l’érotomane dira : « Tel jour, j’ai su qu’il m’aimait ! » Les délires passionnels comprennent donc l’érotomanie[6] [7], le délire de jalousie (on va y revenir) et le délire de revendication qui concerne les quérulants processifs et les inventeurs méconnus.
2. Les paranoïaques sujets aux délires de relation au sensitif de Kretschmer sont des sujets timides, dépressifs, souvent hypocondriaques, avec un sens profond des valeurs et une morale à toute épreuve. Ce délire est à l’opposé de l’hyperestime de soi que l’on rencontre chez les autres types de paranoïaques ; il systématise peu et s’étend rarement.
3. Enfin : les délires d’interprétation que Sérieux et Capgras nommaient folies raisonnantes. Dans leur livre princeps[8], en 1909, ils en donnaient la définition suivante : « C’est un raisonnement faux ayant pour point de départ une sensation réelle, un fait exact, lequel en vertu d’associations d’idées prend, à l’aide d’inductions ou de déductions erronées, une signification personnelle pour le malade. » On y retrouve ce qui fait le mécanisme interprétatif : la paranoïa systématisée se développe en réseaux, s’amplifie. Il est question du paranoïaque partout ; tout lui fait signe, à lui précisément[9] (c’est pour Lacan un signe pathognomonique de cette paranoïa) ; il fait d’un fait réel (souvent anodin pour le névrosé) une signification péjorative et menaçante. Il n’y a pas de hasard pour le délirant interprétatif. Sa mégalomanie l’amène à penser que si tout est contre lui, c’est qu’il a une grande importance. Le système délirant est donc fixe et inébranlable. La conviction (en son délire) est totale, inébranlable (contrairement à la crédulité qui relève, elle, des ragots et des rumeurs). Les hallucinations sont rares (pour beaucoup auteurs inexistantes, voir plus bas). Les interprétations sont soit exogènes (le fait initial est exact mais il est dénaturé par l’interprétation), soit endogènes (l’interprétation vient de malaises ou sensations organiques).
Ces délires se développent en trois phases : l’incubation (moment qui se rapproche du délire des persécutions de Lasègue[10]), le repli dysphorique, et le délire en lui-même, non-xénopathique.
Dans les délires d’interprétation, les signes, auxquels a affaire le paranoïaque, sont ininterprétables jusqu’au moment où cela fait « signification » ; alors que dans la quérulence, la certitude est d’emblée présente. (Ce sont pourtant, toutes les deux, des psychoses paranoïaques systématisées.)
Après Séglas, qui a mis l’accent sur l’hallucination psychomotrice verbale, en dépassant la question de l’origine sensorielle, l’idée devient auxiliaire du mot — ce qui permettra les travaux de Saussure et à sa suite de Lacan. Il existe quatre formes verbales (selon Guiraud) de l’interprétation délirante (qui ne sont pas les troubles du langage dans la schizophrénie) : les allusions verbales (par exemple la consonnance analogue de deux mots), les relations kabbalistiques (utilisation de chiffres pour rapprocher des termes hétérogènes), les homonymies (rapprochement de personnes. Cause de l’homonymie de leurs noms) et les raisonnements par jeux de mots (un calambour a valeur de preuve). Guiraud dit aussi que les constructions délirantes du paranoïaque s’élaborent en un système vraisemblable ; ce dont parlaient déjà Sérieux et Capgras quand ils formulaient leur « folie convaincante ».
Pour nous résumer, les états passionnels sont engendrés par des interprétations circonscrites et secondaires ; les folies raisonnantes, par des interprétations multiples et prédominantes. On peut dire aussi que le délire de jalousie contredit le sujet ; le délire de persécution, le verbe ; et l’érotomanie, l’objet.
Notons qu’en marge de ces délires paranoïaques, d’autres phénomènes existent (que certains auteurs rassemblent également sous la nomination de paranoïa !) : les psychoses hallucinatoires chroniques (PHC) de Ballet (mécanismes hallucinatoires de type automatisme mental, sans dissociation) et les paraphrénies, qui, dans la littérature française, sont divisées en paraphrénie confabulante (se rapprochant des délire d’imagination de Dupré) et en paraphrénie fantastique (avec exaltation). Pourtant il est courant de lire que la paranoïa ne connaît pas d’hallucinations ! Autant l’hallucination signe la psychose, autant la paranoïa et le délire de Kretschmer sont sans hallucination. Mais les dichotomies entre ces différents phénomènes sont parfois difficiles à établir avec précision : par exemple, dans le JPF(n°52), Darmon et Dissez estiment que le syndrome du mur mitoyen (voir plus loin dans cet exposé) est à rapprocher des PHC de Ballet. Il est aussi dit parfois que la paranoïa de Schreber serait une paraphrénie[11] fantastique… Lacan répond quelque part à cette question dans un texte[12] où il distingue l’hallucination dans laquelle le sujet est passif (l’hallucination s’impose à lui) de l’interprétation (le sujet est au commande). Pour les classiques, le phénomène élémentaire (voir plus loin l’étude de ce concept) de la paranoïa est l’interprétation de la réalité et non l’hallucination. La séparation paranoïa / hallucination se situerait peut-être là… même si on voit que la différence entre les deux phénomènes est parfois difficile à établir. Ey dira lui que si l’hallucination n’est pas présente dans le délire d’interprétation, elle est à l’arrière-plan… La prise en compte de la schizophrénie (via la schizophrénie paranoïde qui ressemble à un délire de persécution[13]) complique encore la donne. Delay a une phrase qui nous semble intéressante dans la discrimination de ces phénomènes : « Le paranoïaque transforme le monde ; le schizophrène se sépare du monde ; le paraphrène sépare deux mondes de penser. »[14]
Ajoutons que s’il y a des troubles dépressifs et des phases maniaques chez le paranoïaque, la paranoïa n’est nullement assimilable à une psychose maniaco-dépressive[15]. En effet, le paranoïaque se défend continuellement contre quelque chose ; quand le mélancolique est, lui, sans défense. Ainsi la question peut se poser en ces termes : le trouble premier est-il un trouble de l’humeur (selon le lexique contemporain) dont le délire ne serait qu’une espèce de sous-variété ? Ou les troubles de l’humeur sont-ils secondaires à l’évolution du délire ? Nous précisons qu’il est fréquent de confondre la paranoïa féminine[16] avec l’hystérie (la dichotomie s’établit sur le fait que l’hystérique construit son fantasme alors que les choses s’imposent au psychotique) ou la manie (le diagnostic différentiel s’établit sur le fait que l’excitation paranoïaque féminine n’est pas euphorique).
On ne peut pas clore cette description sans préciser que le délire des négations (qui deviendra le syndrome de Cotard en 1880) n’est pas une paranoïa (il se rapproche plutôt de la mélancolie de la PMD).
LE “DÉCLENCHEMENT” DE LA PARANOÏA
Les phénomènes élémentaires (que De Clérambault nommait apparition et Lacan déclenchement) signent l’entrée dans la psychose. Ils sont « le dernier souffle subjectif avant le cataclysme imaginaire »[17]. Lacan, qui disait qu’« il s’agit là d’un désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie du sujet »[18], repérait ces phénomènes au parasitisme de la pensée, à l’idée de référence (on en a déjà parlé), à l’hostilité de l’ambiance et à la perplexité (il faisait même de celle-ci un signe pathognomonique de la psychose).
Pourquoi tel sujet décompense-t-il ? Avant de voir pourquoi, nous pouvons déjà spécifier quand : lorsque l’appel au signifiant paternel qui n’a pu advenir à cause de la forclusion (voir plus loin dans ce texte), revient au sujet, sans pourvoir être reçu. C’est la nomination de Schreber en tant de juge de la cour de cassation. C’est souvent, dans la clinique quotidienne, la première relation sexuelle, le service militaire (quand il existait), etc.
Quant au pourquoi, on parle de trois modes de survenue de la paranoïa : la paranoïa comme développement d’une personnalité ; la paranoïa comme réaction à un évènement (traumatique) ; la paranoïa liée à un processus organique.
1. La question que pose l’hypothèse d’une paranoïa issue d’une personnalité est : naît-on paranoïaque ?! C’est la discussion que lançait déjà Jaspers dans un article sur la paranoïa en 1910. Une constitution (initiale), avant la paranoïa, serait comme un socle pour que celle-ci se développe et advienne. Pour Kraft-Ebing, le paranoïaque était, avant le déclenchement de sa psychose, déjà quelqu’un de méfiant. Selon Kraepelin, le “pré-paranoïaque” aurait une déficience de la lutte vitale. Il est aussi dit que, devant un conflit, le sujet en devenir paranoïaque entrerait en résistance : un combat qui deviendrait son être même au monde. Sérieux et Capgras pensaient par exemple qu’il y avait une pathogénie commune aux délires paranoïaques (ils ont développé l’idée d’une structure — bien avant que le structuralisme n’apparaisse). De Clérambault étudia lui ce qu’il pensait être une constitution érotomane. Il parlait pour cela d’une « anomalie constitutionnelle ». Pour nous résumer, cette hypothèse est celle qu’il existerait un développement hypertrophié de tendances préexistantes.
2. Autre hypothèse : la paranoïa est conséquente à un évènement. Est-ce que je peux décompenser d’être victime de l’attentat du Bataclan ? Et si oui, quid de la possibilité d’un retour en arrière ? Cette conception psychogène (c’est à partir d’un trauma que l’on fabrique le délire) fut tenue par exemple par Bleuler pour qui le paranoïaque est impliqué dans une relation sexuelle ou professionnelle qui dépasse ses capacités de réponse… et de fait l’humilie. La paranoïa est alors due à une réaction psychique. Ainsi Gaupp parlait de paranoïas curables où le délire serait amené à avorter ; se rapprochant de ce que peut être le délire de relation des sensitifs (Kretschmer). On pensera aussi bien sûr au cas Aimée : quand après avoir poignardé Huguette Duflos, en avril 1931, et avoir été envoyée en prison, Aimée vit la chute de son délire (20 jours plus tard) ; ce qui amena Lacan à penser qu’il s’agissait d’une paranoïa d’autopunition. Dès lors qu’Aimée est mise en prison, sa culpabilité inconsciente (à l’égard de sa sœur et de ses suppléantes-comédiennes qu’elle mettait à la place de cette sœur) est évacuée et le délire tombe ![19] Dans la paranoïa sensitive, dit Lacan, il y a quelque chose qui est comme refoulé tout en restant dans le conscient…
3. Dernière hypothèse quant au déclenchement d’une paranoïa : celle-ci tiendrait à un processus organique — comme un cancer qui se développerait dans un organisme sain. Les aliénistes ont beaucoup cherché les causes organiques à la folie ; mais rien ne fut radicalement trouvé et l’imagerie actuelle (IRMf…) ne donne pas plus de trace organique au développement de la paranoïa. Dans l’alcoolisme, on voit des délires de jalousie mais (contrairement au raisonnement du paranoïaque) ceux-ci sont totalement absurdes. Les opiacés, les corticoïdes amènent aussi des délires proches des délires paranoïaques.
Mais revenons-en à la question de la personnalité car l’idée d’une rupture avec une personnalité antérieure est capitale. L’automatisme mental illustre cette discussion. L’automatisme apparaît à un moment donné ; jusque-là tout allait bien ![20] De Clérambault, après avoir distingué le délire imaginatif du délire d’interprétation, a donc cherché un noyau commun aux psychoses : ce sera son automatisme mental. Sur la base de celui-ci, et en fonction de la prédisposition du sujet, on aura des mystiques (du côté de l’imaginaire) ou des persécutés paranoïaques.
Pour Mignard et Petit, il y avait deux personnalités : l’une avant la maladie, l’autre qui serait la personnalité paranoïaque. C’est ce que développera à sa manière Jaspers, en Allemagne, avec les notions de compréhension[21] et de processus : à un point donné, on ne comprend plus le malade ! Jaspers posait qu’un jour on trouverait bien quelque chose d’anatomopathologique au processus (on cherche toujours…). Cette notion a très largement influencé Lacan.[22]Jusqu’à celui-ci, on était toujours du côté d’une explication psychologisante : la cause de la paranoïa était soit organique, soit constitutionnelle. Ainsi Lacan s’opposera à Genil-Perrin qui basait son discours sut l’anomalie de la personnalité : est-ce que réellement un enfant aurait, dès ses premières années, des traits spécifiques qui feront de lui, plus tard, un paranoïaque ?! À partir de sa thèse sur Aimée, Lacan va postuler que le déclenchement de la psychose n’est pas un processus organique mais bien plutôt un processus langagier. Ce que va apporter la psychanalyse, par rapport à la phénoménologie jaspérienne, c’est de s’intéresser non plus au sens mais au signifiant. Notons que la phénoménologie aura permis une grande écoute des patients, notamment dans le cadre, au sortir de la IIe guerre mondiale, de la psychothérapie institutionnelle.
Pour conclure ce point et repréciser ce qu’il en est du phénomène elémentaire, citons Lacan sur l’entrée dans la psychose : « Il y a irruption dans le réel de quelque chose qu’il n’a jamais connu, un surgissement d’une étrangeté totale qui va progressivement amener une submersion radicale jusqu’à créer un véritable remaniement de son monde. »[23]
DEUX CARACTÈRES PARANOÏAQUES…
Pour faire un bref focus sur la notion de caractères paranoïaques, nous dirons qu’il en existe principalement deux, auxquels nous donnons aussi le nom de constellations : les paranoïaques de Génil-Perrin et les paranoïaques de Kretschmer (nous avons déjà évoqué ces paranoïas au début de cette présentation).
Pour Genil-Perrin, on naît paranoïaque, on ne le devient pas ! Il y a quatre traits fondamentaux du caractère paranoïaque de Génil-Perrin (1926) :
- l’orgueil : hypertrophie du moi, psychorigidité, intolérance, mépris d’autrui, vanité…
- la méfiance : susceptibilité, hypervigilance, isolement, réticence…
- la fausseté du jugement : interprétations erronées centrées sur la seule personne, pensée paralogique, autocritique impossible…
- et l’inadaptation sociale : absence de discipline collective, faible sociabilité, fanatisme avec exaltation, comportement revendicatif, quérulent…
On retrouve nombre d’éléments déjà aperçus auparavant dans notre description de la paranoïa, mais classés différemment. Les formes cliniques de la paranoïa de Genil-Perrin sont (on retrouve beaucoup les mécanismes passionnels) les revendicateurs processifs, les hypocondriaques, les interprètes revendicateurs, les réformateurs…
On a déjà mentionné avant ce qui constitue le caractère des sensitifs de Kretschmer. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ce sont aujourd’hui souvent des divorcés qui vivent seuls (auparavant c’étaient beaucoup des vieilles filles). Ils ont souvent un seuil bas d’épuisement (ils sont fatigués et fatigables), ont un côté obsessionnel, peu de relations sociales. Ils ressentent la moindre sympathie comme absolue et la moindre réserve comme une trahison. Ils connaissent souvent la dépréciation au travail, des problèmes conjugaux ou avec leurs enfants. Ils ne délirent pas vraiment ; mais une certaine réalité s’est pourtant évaporée. Ce sont des gens qui jusque-là n’avaient souvent pas montré de pathologie. Ils sont beaucoup plus nombreux que les paranoïaques de Génil-Perrin, qui par contre sont plus démonstratifs donc visibles (« les Génil-Perrin » sont plus du ressort du psychiatre ; ils aiment les chefs et la Loi…).
LA PARANOÏA, L’HOMOSEXUALITÉ ET LA QUESTION DE L’AUTRE
Ce qu’a avancé Freud, avec le cas Schreber, c’est que la paranoïa est la conséquence d’une homosexualité refoulée. Pour lui, c’est par la sublimation de la composante homosexuelle que le lien social s’organise ; et l’échec de cette sublimation est la cause de la paranoïa : théorie soutenue par les postfreudiens (et l’egopsychology avec la thèse de l’agressivité de Schreber envers son père) sur laquelle Lacan va revenir. Pour ce dernier, la paranoïa de Schreber n’est nullement due à une quelconque homosexualité refoulée mais à un défaut de symbolisation quant à son inscription sexuelle. Lacan avance plutôt que le psychotique est délogé de sa position subjective et projeté dans une dimension Autre, sans limite, que seule un délire féminisant peut stabiliser. En cela, Lacan dit opérer, au-delà des postfreudiens, un retour à Freud.
En effet, devenir femme (Schreber se fait la femme de Dieu pour fonder une nouvelle humanité) est une tentative de métaphore (du côté du Symbolique donc) ; ce n’est pas être homosexuel ! Le refoulement originaire permet tous les refoulements ultérieurs. Schreber, avec son délire, crée son monde (c’est quasiment une théologie) face à l’absence de refoulement originaire. Il reconstruit autrement la fonction du Nom-du-Père qui ne s’est pas inscrite chez lui. C’est de l’ordre d’un capitonnage. Mais Schreber n’a à sa disposition que des outils imaginaires : aussi il se regarde en tant que femme (de Dieu). Ça ne fait pas de lui un homme qui aime les hommes. En cela, et selon Lacan, Freud s’est fourvoyé.
De plus, selon Melman (conférence du 27 octobre 1990), « ce caractère paranoïagène (…) de l’identification moïque, est pour nous intéressant, dans la mesure où il installe cette dimension pathologique au cœur de la formation de notre identité. »[24] Autant dans la schizophrénie, le stade du miroir ne s’est pas effectué ; autant dans la paranoïa, il y a une consistance sur le versant spéculaire. Ce qui se détache dans la paranoïa, c’est l’Imaginaire. La construction de notre moi passe donc par un autre malveillant (cf. dimension imaginaire du moi). La paranoïa est cette certitude qu’à l’intérieur de notre propre monde (le Heim freudien), il y a un autre menaçant : quelqu’un serait là, présent, sans que le paranoïaque sache qui il est, ni ce qu’il fait exactement chez lui… Freud écrivait que « le moi n’est pas maître en sa demeure. »[25]
Notre constitution (dans le miroir), à tous, est donc avant tout paranoïaque. On est tous, en premier lieu, amoureux de notre propre corps avant de choisir, secondairement, un objet d’amour. L’enfant s’intéresse d’abord à ses propres parties génitales, avant de s’intéresser ensuite aux parties similaires chez l’autre (homosexualité), puis enfin aux parties hétérosexuelles. Il passe donc des pulsions du moi (autoconservation) aux pulsions sexuelles (conservation de l’espèce). On assiste de plus à une asymétrie, chez le tout à chacun, entre le locuteur et l’interlocuteur, dialogue dans lequel chacun cherche à imposer à l’autre son propre moi idéal, démontrant ainsi le caractère paranoïaque de toute relation à autrui.
Or, si un tiers (l’Autre maternel) ne vient pas séparer l’infans de son/cette image, elle devient très vite l’image qui le persécute ! Ainsi, pour le paranoïaque, le premier autre qui le persécute est d’une certaine façon lui-même. Mais il méconnaît cette dimension spéculaire à l’œuvre dans son délire. Le schéma L nous montre cela très bien : la relation a-a’, sur l’axe imaginaire, décrit cette intersubjectivité, toujours problématique. On assiste même parfois à ce que l’autre, qui est au cœur du paranoïaque, se dédouble de lui-même : comme dans le film Psychose d’A. Hitchcock, où le héros, Norman Bates, double la propre voix de sa mère (momifiée rappelons-le) avec laquelle il vit.
LA PARANOÏA ET L’IDÉAL DU MOI
Maintenant qu’on a vu le rapport entre la paranoïa et le moi idéal, i(a), penchons-nous un instant sur la paranoïa et l’idéal du moi, I(A).
Pour Freud, ce que le sujet « projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu dans son enfance ; en ce temps-là, il était lui-même son propre idéal. »[26] On a souvent tendance à voir le stade du miroir en termes strictement imaginaires. Mais on a bien affaire à l’intégration des trois dimensions dans le stade du miroir. Ainsi, l’Idéal du moi est également lié au Symbolique !
Citons l’écrivain Jean-Jacques Rousseau, « paranoïaque de génie » (Lacan) qui a toujours cherché, dans les figures masculines qu’il a fréquentées (notamment le philosophe Diderot) l’image de son propre père. Dans les Confessions, Rousseau relate la relation qu’il a entretenue avec son père au travers de la lecture qu’ils faisaient ensemble des auteurs antiques. Tous deux passaient des nuits à lire ; et au petit matin le père disait : « Allons nous coucher, je suis plus enfant que toi. » Ainsi on constate une réciproque identification entre les deux hommes : le père s’identifiait à son fils et Rousseau disait à propos de son père : « Je m’enflammais à son exemple ». Rousseau-père représentait alors pour son fils un idéal « libre et républicain », un caractère « fier et indomptable » : très exactement ces principes moraux qui tourmenteront toute la vie de Rousseau. (Mais cet idéal du moi pour le père n’est absolument pas le signifiant paternel qui faisait défaut à Rousseau.)
On voit comment les idéaux du moi peuvent soutenir un sujet, même psychotique. On peut même dire que l’idéal du moi, quand la psychose n’est pas encore réellement installée, est ce qui peut tenir le psychotique. Ce fut aussi le cas pour Schreber chez qui les idéaux du moi furent bien présents : jusqu’à l’éclosion de sa psychose.
LA PSYCHOSE
Pour comprendre (psychanalytiquement puis topologiquement) ce qui l’en est de la paranoïa, il nous faut rappeler ce dont elle fait partie structurellement : la psychose. Cela nous permettra de mieux entendre ce qui relève du phénomène interprétatif.
Chez Freud, la psychose est une forme de perte de la réalité avec régression de la libido sur le moi. Le délire qui se constitue est une tentative de guérison, de reconstruction du monde extérieur par la restitution de la libido aux objets. La psychose se construit en deux temps : par un désinvestissement des objets du monde extérieur, puis par un réinvestissement par des fantômes d’objets (le désinvestissement a été trop radical, ne restent que les fantômes de ces objets) : les mots. « Ce qui a été aboli au-dedans revient au sujet du dehors. »[27] Cela explique que les délires et les hallucinations soient sont en premier lieu verbaux.
Pour Lacan, la psychose se caractérise par la forclusion du Nom-du-Père : défaut de mise en place du fantasme fondamental ($◇a) se défait, on obtient ($ | a) ou ($ a) comme on le verra plus loin). Les opérations d’aliénation / séparation, constitutives du névrosé, l’inscrivant dans le Symbolique, ne se font pas. Dans la névrose, le signifiant maître S1, en place d’agent, entraîne un S2, en place d’autre, refoulant le sujet S sous la barre ; c’est l’aphanisis. Dans la psychose on passe de l’aphanisis à l’holophrase : S1 et S2 sont gélifiés, ils se superposent. Et il n’y a pas d’équivocité avec l’holophrase : le sens reste indécis pour le schizophrène, figé avec le paranoïaque ! Sur ce point, citons Melman dans son Séminaire 2 Déliaison entre S et R (2002) : « L’inertie dialectique de certains points de l’énoncé, beaucoup plus que son degré de certitude, signe le délire qui fait que l’on retombe toujours sur une formule qui ne bouge pas. » Pour le psychotique, le langage fonctionne comme une machine.
La névrose serait donc tordre le cou à la jouissance en la transformant en jouissance phallique, J(Φ) ; quand la psychose serait l’intrusion d’un réel à l’endroit de la faille où le refoulement originaire n’a pas eu lieu.
Avec la métaphore du Nom-du-Père, Lacan a mis sous la forme d’un discours le complexe de castration : l’Œdipe. L’écriture de la métaphore paternelle[28] (cf. Écrits) se transforme chez le psychotique en l’écriture de la forclusion du Nom-du-Père :

donne

La fonction principale du Nom-du-Père qui est de nommer le manque dans l’Autre, S(Ⱥ), ne se produit pas. L’Autre du psychotique est donc non barré, pourvu d’un bouchon qui est l’objet a. Ce qui fait que l’enfant psychotique est incapable de s’incarner à partir du désir de l’Autre. Le psychotique ne reconnaît pas le grand Autre. Il est dans l’incapacité de recevoir son message sous une forme inversée[29]. Le message, le psychotique le reçoit directement ! Il est le martyr du langage. » « Le défilé des signifiants est désarrimé (…) de l’Autre. »[30] On voit bien le caractère vraiment meurtrier du signifiant dès lors qu’il est désarimé de la chaîne signifiante. Comme le dit Allouch, il n’est de persécution que du signifiant ![31]
Face à la forclusion, le sujet psychotique va alors produire un délire : tentative de palier ce défaut dans le Symbolique et ses conséquences dans l’Imaginaire ; parfois même de façon élégante (Lacan) comme Schreber qui, tant qu’à être une femme, sera la femme de Dieu ! C’est une sorte de suppléance qui sert à pallier le ratage du nouage. Rappelons que dans la paranoïa il y a mise en continuité des trois registres, Réel, Symbolique et Imaginaire, via le nœud de trèfle qui fait le tour de l’objet a perdant alors sa fonction d’être cause du désir.

Ainsi, dans la paranoïa, le Réel témoigne de la sensation d’étrangeté que connaît le paranoïaque ; l’Imaginaire témoigne, lui, de la persécution à travers la signification personnelle ; et que le Symbolique est réduit à la décomposition du signifiant.
Dans la psychose, la formule du fantasme, on l’a vu, ne tient plus et le sujet paranoïaque se soutient de son moi indépendamment de son désir (cf. topologie plus loin dans ce texte). L’objet a n’a pas chu pour le psychotique ; il est réifié là où l’objet a est masqué par la fantasme chez le névrosé[32]. Le psychotique a l’objet a dans sa poche (selon l’expression de Czermak[33]) ; et il n’en sait qu’en faire, il l’encombre en somme. Le psychotique équivaut en quelque sorte à son objet. Il n’est pas divisé par le signifiant. Si le névrosé a affaire avec le sujet par la métonymie et la métaphore, le psychotique refuse de se contenter du signifiant à la place de la Chose (das Ding).
Pour mieux comprendre cela, nous allons étudier un phénomène mis en évidence par Melman en 1963 : le syndrome du mur mitoyen[34], en passant par la topologie.
LE MUR MITOYEN : LA PARANOÏA PAR MELMAN ET LA TOPOLOGIE
Melman nous dit dans cette intervention que le persécuteur est le voisin qui jouxte immédiatement le territoire du paranoïaque : « Le contact intime entre le persécuté et le persécuteur s’établit de part et d’autre d’un mur mitoyen : ceci pourrait se représenter dans l’espace comme deux êtres de chair différente de part et d’autre d’une peau commune. (…) Entre la surface du persécuté et son monde, le persécuteur ne laisse pas un pouce. »
Beaumont[35] relève deux éléments dans le propos de Melman : à travers cette « peau unique entre deux chairs » affleure un Réel ignoble, insupportable ; et au niveau de cette peau, l’absence d’un tiers se traduit par l’absence de tout espace neutre ou même d’une séparation nette. Le rapport persécuté / persécuteur est intime et sans tiers. Cet espace entre le paranoïaque et son persécuteur n’est pas un espace métrique classique ; « il s’agit d’un contact particulier dont nous n’avons pas le modèle de représentation dans notre entourage : euclidien. »
Avec le syndrome du mur mitoyen, Melman oppose un modèle du moi paranoïaque au moi normal. Dans la constitution du névrosé, le langage, en tant qu’il introduit un manque, met en place le refoulement originaire. Il inscrit l’infans (stade du miroir entre 6 et 18 mois) dans une zone dit phallique. Ce refoulement permet l’érection de l’image et la fait tenir dans l’espace virtuel. L’espace correspondant est celui d’un plan projectif : à une seule face, où le sujet est à même de recevoir ce qui lui vient de l’Autre, de l’autre bord donc, comme sa question ; question à laquelle il va répondre par une énonciation en première personne.[36] (Pour cela faut-il encore que le névrosé porte un minimum d’attention à ce qui lui vient de l’Autre.) La situation topologique de la névrose est donc la suivante : la représentation du sujet, sous la forme de l’asphère (ou cross cap) se traduit par une coupure qui sépare deux objets hétérogènes. Le tracé en double boucle[37] divise l’asphère en un disque biface (c’est l’objet a) centré par le point Φ et une bande de Möbius (c’est le sujet en tant que cette coupure l’inscrit dans le langage : $). Cette découpe nous permet de matérialiser le fantasme, $◇a, reposant sur une altérité radicale entre sujet et objet a : l’objet cause n’est pas de même nature que le sujet.

Il en est très différemment de la paranoïa. Avec la partition du mur mitoyen, ce qui vient au psychotique comme autre est reçu dans la forme figé d’un sens étranger. La mise en place de l’Imaginaire fracturé du mur mitoyen recompose la réalité sur un mode persécutif. L’espace correspondant au mur mitoyen est non une bande de Möbius, mais directement une bande biface, avec un recto et un verso : un espace orientable. Darmon estime que le plan hyperbolique du schéma I (qui est la structure du fantasme éclaté par le délire, par exemple la structure schrébienne finale) correspond au phénomène du mur mitoyen : « Le persécuteur se tient toujours de l’autre côté du mur, et il n’existe aucun moyen de venir l’y retrouver. Il suffit de passer de l’autre côté pour que le persécuteur change également de place. Il ne s’agit plus d’une topologie möbienne mais d’une topologie plane, avec deux faces. »[38] Dans le délire, l’objet a reste inclus dans l’image du semblable ; et comme la fonction objet a se crée aux dépens de l’image spéculaire, l’absence de séparation fait que cet objet peut apparaître sur la figure de l’autre ! D’où le délire et la persécution.
Tout le monde interprète ; mais l’interprétation est différente selon qu’elle se fait sur un refoulement ou une forclusion. Dans la psychose, du fait de l’absence de point de capiton, le sens fuit, et la stabilisation du sens se fait par la métaphore délirante.
La structure du poinçon de la formule du fantasme va, selon Vandermersch[39], rester après l’éclosion de la psychose, entre deux écritures : 1. Soit son écrasement ; à pincer le poinçon, on le transforme en barre verticale : ($◇a) > ($ | a). Cette barre rigide, séparant sujet et cause, peut être vue comme l’image du mur mitoyen. 2. Soit la levé du poinçon et un glissement du sujet aspiré vers cette place laissée libre : ($◇a) > ($ a). Dans cette hypothèse, le mur mitoyen est comme un palliatif à la perte du poinçon. Dans l’un ou l’autre cas, le lien entre $ et a est resserré : ce dernier perd sa fonction de cause pour devenir élément de preuve évidente (d’où les délires, les certitudes du psychotique…).
Melman ajoute dans son Séminaire sur les paranoïas (1999-2001) qu’il existerait une paranoïa dont le mécanisme ne serait pas la forclusion du Nom-du-Père mais le rejet par refus de la condition névrotique. Pour le dire autrement : la rétroversion de l’objet cause n’a-t-elle pas eu lieu ? Ou bien s’agit-il d’un refus systématique d’en assumer une responsabilité ? Pour en revenir à nos écritures précédentes, la forclusion correspondrait à la formule avec la barre verticale ; l’élision du poinçon concernerait plutôt le rejet dans le réel de toute castration.
Notons pour finir que cette idée de mur mitoyen était somme toute déjà présente chez Lacan qui écrivait dès sa thèse (1936) : « Le délire d’interprétation est un délire du palier, de la rue, du forum. »
LE DÉLIRE DE JALOUSIE
Intéressons-nous maintenant à la jalousie puisque celle-ci est une forme majeure du délire d’interprétation.
Freud[40] considérait la jalousie comme un affect. Or s’il s’agit d’un affect normal (comme Freud l’entendait), sommes-nous tous condamnés à être jaloux ? Freud distinguait trois couches de la jalousie : la jalousie concurrentielle ou normale, la jalousie projetée et la jalousie délirante[41].
La jalousie normale a pour cause la douleur causée par l’objet d’amour mais aussi par des sentiments hostiles vis-à-vis du rival. Freud fait état de la blessure narcissique chez le jaloux, mais note aussi une part d’autocritique de ce dernier dans sa souffrance. L’origine de la jalousie est à chercher dans le moi inconscient : qu’il y ait réellement eu tromperie ou non du partenaire ; ce fantasme inconscient expliquant par ailleurs la répétition des situations de jalousie.
Mais Freud nous fait remarquer que la jalousie peut être vécue bisexuellement, « comportant pour l’homme trahi le deuil de l’autre homme inconsciemment aimé et la haine de la femme en tant que rivale »[42]. Le jaloux a une pulsion inconsciente d’amour à l’endroit de son rival en même temps qu’il le hait.
La jalousie de projection provient, elle, « chez l’homme comme chez la femme, de l’infidélité propre du sujet, réalisée dans la vie, ou bien d’impulsions à l’infidélité qui sont tombées dans le refoulement. » [43] Le jaloux projette donc sur son partenaire ses propres tendances à l’infidélité. De plus, Freud souligne que l’engagement de fidélité que promeut le mariage favorise en fait le mécanisme de la jalousie projetée. L’interdit n’est-il pas toujours à l’origine du désir ?! Ce 2e type de jalousie est presque délirant, mais il ne s’oppose pas, à l’inverse de la jalousie délirante, au travail psychanalytique qui permettra de faire surgir au jour le fantasme inconscient propre à l’infidélité du sujet lui-même : le mécanisme projectif, étant plus préconscient qu’inconscient, est en effet possible à défaire.
Troisième couche : la jalousie délirante qui provient également d’une tendance à l’infidélité refoulée, mais spécifiquement sur un objet du même sexe que le jaloux. Freud a cette phrase bien connue : « Je ne l’aime pas lui, c’est elle qui l’aime. »[44] Cette thèse permettra à Freud de faire un lien entre homosexualité et paranoïa (on l’a vu). Il s’agit là d’une défense d’un homme contre une tendance trop forte à l’homosexualité. Chez le jaloux paranoïaque, la négation porte sur le verbe (« Je ne l’aime pas, lui. ») ; et par projection imaginaire, le jaloux reformule la proposition (« C’est elle qui l’aime. ») (La négation n’est en effet jamais imaginaire mais porte sur le Symbolique et le Réel.)
Le jaloux délirant est un paranoïaque qui ne se contente pas du semblant. Cette dimension du semblant, qui est la reconnaissance de notre dépendance à l’endroit du langage, est absente, abolie dans la paranoïa et la jalousie délirante… Le paranoïaque exige la vérité (pas le semblant !) là où le névrosé peut se montrer parfois compliant avec l’autre, en l’occurrence avec son partenaire.
L’axe imaginaire, c’est sur quoi va travailler Lacan concernant la jalousie : la relation en miroir du moi et du petit autre. Lacan s’appuie là sur saint Augustin qui décrit un nourrisson, en proie à la jalousie à l’égard de son frère de lait, au sein de leur nourrice. C’est le spectacle pour le sujet d’un petit autre qui possède un objet qu’il n’a pas ! Darmon parle « d’une matrice de la relation en miroir entre le moi et son semblable, marqué du sceau d’une agressivité fondamentale »[45].
Or nous avons tous éprouvé de la jalousie à un moment ou l’autre de notre vie ; c’est un affect, disait Freud ; cela serait donc commun. C’est cette idée que Lacan relève et laisse en suspens : la jalousie est-elle notre destin commun ou appartient-elle à une étape de notre organisation psychique, étape que l’on pourrait assurément dépasser ?
Fort de cette idée, Lacan renomme la jalousie l’invidia (à la fois l’envie et la jalousie) et nous demande : l’invidia est-elle à l’origine de l’organisation de notre désir ? Il pose alors que la seule chose à faire pour changer ce destin (que de prendre à l’autre ce que l’on désire) est un « retournement dans son contraire » : renoncer à tout bien, de se dépouiller en vue de se consacrer à une vertu ! Et par exemple, en s’appuyant sur une des trois vertus chrétiennes, de s’adonner à la charité ! On est tous lésés de quelque chose. Rester dans la dimension imaginaire, c’est considérer que le semblable a un meilleur sort que le nôtre, et cela nous empêche de prendre en considération notre manque pour avancer dans la vie… ce que pourrait permettre la mise en place d’une vertu. Imaginer un monde sans jalousie est impossible mais Lacan semblait penser qu’on pouvait dépasser la jalousie.
LA PARANOÏA GÉNÉRALISÉE
Puisque (on l’a vu avec la notion du petit autre et le moi idéal) la structure humaine est de nature paranoïaque, on peut affirmer qu’il existe une paranoïa généralisée (comme nous l’ont enseignée Melman et Czermak) avec une forclusion au niveau social et la disparition de la subjectivité. « L’Idéal du moi, formation individuelle, possède un versant collectif qui permet l’union de différents individus à l’a poursuite d’un but commun. »[46] Pour rester dans la psychopathologie, on le voit bien avec la « dictature » du DSM qui tente à normativer les sujets (quand Lacan nous conseillait de ne pour nous éparpiller en de multitudes variétés cliniques). La science et la paranoïa cherchent, toutes deux, à dissoudre la subjectivité. On assiste à cela aujourd’hui, également, avec les réseaux sociaux (que l’on devrait nommer plutôt « réseaux asociaux »).
Dans notre société actuelle (notamment régie par le discours du capitaliste), le fantasme ne fait plus médiateur au niveau du lien social. L’autre, persécutif, surgit alors. L’identité (religieuse, politique, sexuelle – donc communautaire) se construit sur l’exclusion : du juif, du communiste, de l’homosexuel. L’histoire du XXe siècle a été pleine de ces mises à l’index, de façon même très grave, d’individus qui n’étaient plus, dans le réel et les discours, subjectivés. Et nous avons affaire aujourd’hui à la mise en place d’une paranoïa sociale qui s’appuie tant sur des sociétés totalitaires (Poutine) que sur ce qui gangrène les démocraties occidentales : le complotisme, l’individualisme, le communautarisme. La société actuelle est faite de petites communautés (politiques, sexuelles… comme les néoféministes, les mouvements queer…) qui ne se parlent plus, ne sont plus dans un mouvement social collectif ; où la paranoïa vis-à-vis de l’autre (ou de l’autre camp, en face) bat son plein.
Or on sait que le paranoïaque traite l’autre comme un pur objet (Melman). Cela résonne avec le biopolitique deFoucault dont le discours[47] réduit les sujets à de simples objets. Le corps de l’homme, sous le joug du biopolitique, ne lui appartient même plus !
La psychanalyse, face à cette structuration paranoïaque de la société, reste donc, par la prise en considération et de l’autre et du transfert (voir partie suivante), un espace de liberté et de respiration. Et on retrouve là toute la richesse du concept du mur mitoyen dans ce qu’il montre de notre rapport au voisin, à l’autre, au semblable.
Ce qu’on peut ajouter est que nous assistons à l’explosion d’une paranoïa sociale qui viendrait se substituer à la paranoïa individuelle. Comment penser, encore, la paranoïa d’un sujet, quand tout son environnement relève, lui aussi, d’une paranoïa ?!
PRISE EN CHARGE DE LA PARANOÏA ET LA QUESTION DU TRANSFERT
Aujourd’hui, les recommandations de la HAS sont les approches pragmatiques (!) : allant de la psychoéducation à toutes les thérapies relevant du comportementalisme et de l’approche cognitive, évacuant tout ce qui ressemble de près ou de loin au transfert ! Nous pensons pourtant que l’approche psychanalytique reste une prise en charge de la psychose tout à fait pertinente, ne serait-ce que par son interprétation du transfert (qu’elle est seule à mettre en place ; les autres thérapies pensent qu’on peut changer les schémas cognitifs de la pensée). Mais l’histoire de la psychanalyse et de la psychose, et donc la paranoïa, est une histoire pleine d’espoirs et de déceptions.
Lacan, dans le Séminaire XI[48], donnait deux modes d’entrée dans la cure : quand quelque chose est venu ébranler l’installation du sujet dans l’identification ; et quand la vérité du sujet fait irruption. Ou pour le dire avec les discours : quand le discours du maître se trouve menacé ; et quand la vérité surgit du discours hystérétique. Qu’en est-il avec le psychotique, et plus particulièrement avec le paranoïaque ?
Freud considérait (dans un premier temps du moins) que les névroses narcissiques n’étaient pas traitables par la psychanalyse (a contrario des névroses de transfert, même avec leurs résistances). Pour Lacan, le transfert renvoie à la question d’un sujet supposé savoir : l’analyste (mis en place I ou M dans le schéma I) est supposé avoir un savoir sur le patient. Or précisément, le paranoïaque, c’est lui qui sait ! Il serait donc inanalysable…[49]
Les psychanalystes contemporains sont un peu revenus sur ces dichotomies radicales entre curabilité de la névrose et incurabilité des psychoses ; plus encore pour Czermak qui prônera une prise en charge éclairée, orientée par la psychanalyse (plus que, il est vrai, une réelle psychanalyse, toujours compliqué avec un psychotique, pour qui l’inconscient est à ciel ouvert). On peut dire aujourd’hui que ce qu’il faut avec un paranoïaque, c’est : 1. l’apaiser 2. ne pas devenir soi-même persécuteur ! Ainsi, on veillera à ne pas contredire le paranoïaque (même s’il est en recherche de cela), à maintenir un traitement (même si les neuroleptiques n’empêcheront jamais l’automatisme mental, ni ne donneront la clé de la persécution…). Mais avant tout peut-être : l’écouter !
Autant il est non recommandé de « papoter » avec un névrosé ou un schizophrène, autant c’est une chose courante quand on a en cure un paranoïaque. Il s’agit de reconstruire une position amicale, autour de la place du moi idéal (relation a-a’ dans le schéma L), tout en se gardant bien, avant tout, de délirer avec lui !
Pour revenir sur la position de l’analyste en supposé savoir, c’est une position à ne surtout pas prendre avec un paranoïaque (puisque c’est lui qui sait !) Ne surtout pas dire qu’on sait mieux que lui ce qui constitue sa réalité… Il s’agira dès lors d’être minimaliste sur l’interprétation et de tamponner l’Imaginaire[50]. La position de l’analyste, face au paranoïaque, sera alors d’occuper une fonction de secrétaire, en l’aidant à construire sa suppléance, qui l’amènera peut-être à névrotiser son symptôme (voir plus loin dans ce texte). On peut se demander qui est, réellement, analyste dans la cure d’un psychotique qui émet lui-même des interprétations les plus riches. Pour Jean Allouch, il faut être le contrôleur du psychotique en position d’analyste.
Attardons-nous un peu plus sur la notion de transfert. Contrairement à la contemporaine evidence based medecine, la psychanalyse cherche, non à récolter exclusivement des signes, mais à écouter le patient, ce qui en fait un sujet (il n’est pas ainsi un simple individu portant une maladie). En effet, le transfert (par la perlaboration, Durcharbeitung) constitue l’inconscient comme un savoir : la psychanalyse constitue un sujet dans l’inconscient ! En cela, il s’agit que l’écart entre l’objet a (bouchon de carafe) et l’idéal du moi, I(A), soit le plus grand possible ; seulement ainsi on s’écarte de la suggestion (comme l’est l’hypnose par exemple).
Le psychotique ne résiste pas au transfert, disait Czermak. Il ne résiste pas au savoir du grand Autre, témoin de la vérité, que celui-ci, le psychotique, appelle tant. Il n’y a pas, comme dans la névrose, ce rapport de supposition où l’analyste peut se tromper. Lacan disait que le patient a besoin de vérifier que son analyste ne sait en réalité pas grand-chose ! Si l’analyste vient en place d’Idéal du moi et cherche à faire des révélations à son patient (et même avec névrosé !), comme peut le préconiser l’egopsychology, cela peut aboutir à des acting out très graves.
On voit bien dès lors l’extrême risque encouru si l’analyte se positionne comme supposé savoir du paranoïaque !
LA QUESTION DE LA LETTRE OU LA SUPPLÉANCE
Avec le cas Schreber, comme avec ceux sur Rousseau ou Joyce (mais aussi, du côté de la schizophrénie, Artaud par exemple), on voit que l’écriture peut être au cœur d’une suppléance de la psychose. Que ce soit pour se faire un nom (Joyce) ou fonder une race (Schreber).
Lacan l’a bien montré : c’est la lettre qui fait la différence ! J’ai toujours en tête ces vers de Baudelaire : « L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers »[51], où, à la lecture, il est impossible de savoir si l’auteur a écrit « qui l’observent » ou « qu’il observe ». Les deux possibilités font sens ; et seule l’écriture lève l’équivocité.
Il en est de même avec la psychose (notamment car on ne naît pas le langage (il nous traverse a posteriori) mais dans lalangue). L’écriture est une suppléance, qui va comme « fixer » la psychose, la stabiliser et permettre au sujet psychotique de s’inscrire dans quelque chose qui peut se rapprocher d’une stabilisation névrotique. Le sinthome va être un 4e rond de structure qui va permettre au nœud borroméen de tenir, c’est-à-dire que les trois dit-mensions ne lâchent pas.
Si la féminisation de Rousseau et le pousse-à-la-femme de Schreber ont contribué à leurs stabilisations psychiques, le fait que tous deux aient écrit (et ils n’ont pas écrit n’importe quoi : ils ont écrit leurs vies – cf. leurs respectives autobiographies) est très important dans leur partiel rétablissement que l’on peut voir comme des atténuations de leurs paranoïas. C’est par la consistance de ses écrits que Rousseau arrivera à tenir dans sa structure, à vivre, sur une jambe peut-être, mais à vivre tout de même… jusqu’à connaître une demi-paix : sa fameuse « résignation » (comme le disaient Sérieux et Capgras), avec ses promenades. « Je n’écris mes rêveries que pour moi », écrira-t-il[52].
Dans un article de 2011, Augustin Ménard donne une vignette clinique très intéressante où un psychotique (dans ce cas-là un schizophrène, mais c’est tout autant valable pour le paranoïaque) lui disait : « Je cherche l’arbre dans lequel je pourrais tailler ma béquille ». Et Ménard de conclure : « C’est de cet impossible que s’origine le pousse-à-créer, ou du moins à inventer, du sujet psychotique. » Tout est dit !
CONCLUSION
Pour conclure cette étude transversale de la paranoïa, nous aimerions dire que si délirer (venant du latin delirare) signifie sortir du chemin, la psychose n’est pas à voir sur un mode déficitaire. Pour Freud, le délire était « une tentative de guérison » et Lacan parlait de la psychose plutôt comme d’un « mode de jouir ».
Enfin, soulignons comment la paranoïa et le mur mitoyen ont contribué au rapprochement de la psychiatrie et de la psychanalyse… Une pensée que Czermak baptisera la psychiatrie lacanienne. C’est dans ce courant que cette présentation a été écrite.
[1] Dans le DSM, les troubles mentaux sont divisés en troubles de la personnalité et troubles du comporte-ment.
[2] On n’en voit pas le début.
[3] Cela s’agave, sans retour en arrière possible.
[4] Le paranoïaque a, à côté de son délire, une vie assez normale en somme.
[5] Cité par LACAN Jacques dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, 1975. A priori citation issue du Traité de psychiatrie (1883-1915) de KRAEPELIN Emil.
[6] L’érotomanie a trois phases : l’espoir-orgueil (l’érotomane est heureuse d’avoir été choisie par l’Objet), le dépit (l’Objet ne fait pas de signe) et la rancune (l’érotomane a été trompée). L’érotomanie concerne surtout les femmes, là où le délire de jalousie est plus masculin…
[7] Notons que contrairement à l’hystérie qui demande des explications au partenaire, l’érotomane ne donne jamais à l’Objet l’occasion de s’expliquer.
[8] SÉRIEUX Paul et CAPGRAS Joseph, Les folies raisonnantes : le délire d’interprétation, Laffitte Reprints, 1982.
[9] C’est moïque, contrairement à la persécution du schizophrène qui est dépersonnalisée (ce n’est pas adressé à lui).
[10] Qui lui-même se déplie en trois temps : la perplexité, les suppositions et la certitude (Lasègue, 1852).
[11] La paraphrénie est dit à mi-chemin de la paranoïa et de la schizophrénie, mais sans dissociation.
[12] LACAN Jacques, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud » (1954) in Écrits, Seuil, 1966.
[13] Il arrive qu’une paranoïa typique évolue vers un délire paranoïde (un peu comme s’il s’agissait d’une détérioration).
[14] Cité par MALAGUARNERA Serafino, sur son site https://www.malaguarnera-psy.com.
[15] D’ailleurs les antidépresseurs ne marchent pas sur les paranoïaques.
[16] On retrouve souvent dans la paranoïa (notamment féminine) une rupture précoce avec la mère.
[17] CHRISTAKI Angélique, « La fonction du phénomène élémentaire dans la clinique infantile » in Tempo Psicanalítico, Rio de Janeiro, v. 48.2, 2016.
[18] LACAN Jacques, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1959) in Écrits, Seuil, 1966.
[19] Remarquons tout l’intérêt clinique du cas Aimée puisqu’on y retrouve un délire de persécution et d’interprétation (telle actrice en veut au fils d’Aimée), un délire des grandeurs (elle est appelée à sauver le peuple de la guerre), un délire érotomane (elle aime le Prince de Galles). On y voit tout à la fois un changement du caractère avec sa grossesse et une cause réactionnelle quand sa sœur vient la supplanter dans son ménage.
[20] La marche de la paranoïa est dite en cinq temps : 1. Bizarrerie du sujet. 2. Le paranoïaque remarque quelque chose d’hostile dans son entourage. 3. Ceci n’a aucun sens pour lui (rien de compréhensible). 4. Le paranoïaque a l’idée délirante qu’il est poursuivi car il aurait commis dans le passé une action répréhensible. 5. Le délire s’installe, secondairement au processus figé par les interprétations qu’en donne le sujet.
[21] Pour Jaspers, la véritable cause de la maladie mentale est ce qui échappe à la compréhension.
[22] Lacan va se servir de la compréhension pour décrire ce qu’il appellera la personnalité.
[23] LACAN Jacques, Séminaire III, Les psychoses (1955-56), Seuil, 1981.
[24] MELMAN Charles, « Les quatre composantes de l’identité » in Bulletin de l’Association freudienne internationale, n° 43, juin 1991.
[25] FREUD Sigmund, Introduction à la psychanalyse (1915-1917), Payot, 2022.
[26] FREUD Sigmund, Pour introduire le narcissisme (1914), Payot, 2012.
[27] FREUD Sigmund, (1911). Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber), PUF, 1998.

[28] Qui deviendra à partir du Séminaire XVII (L’envers de la psychanalyse, 1969-1970) :
[29] LACAN Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage » in Écrits, Seuil, 1966.
[30] NOMINE Bernard, « Ne pas reculer devant la psychose. Les présentations de malades du Docteur Lacan » in Qu’est-ce qu’une psychanalyse lacanienne ?, EPFCL, 2001.
[31] ALLOUCH Jean, « Vous êtes au courant, il y a un transfert psychotique » in Littoral, 1986.
[32] Selon Czermak, le névrosé tourne autour de ses objets comme la chèvre de M. Seguin : autour de son piquet sans jamais mettre la main dessus.
[33] CZERMAK Marcel, Passions de l’objet. Études psychanalytiques des psychoses, Éditions de l’Association freudienne internationale, 1996.
[34] Conférence aux journées de novembre 1963 de la Société française de psychanalyse consacrées à la paranoïa.
[35] BEAUMONT Jean-Paul, « Qui est de l’autre côté du mur ? » in Journal Français de Psychiatrie, n°51, érès, 2023.
[36] D’après THIBIERGE Stéphane, « Le mur mitoyen, l’espace et l’autre » in Journal Français de Psychiatrie, n°52, érès, 2023.
[37] La spécificité du signifiant étant qu’il est à la fois différent de tous les autres et différent de lui-même, il faut opérer une double boucle pour rendre compte de ces caractéristiques.
[38] DARMON Marc, Essais sur la topologie lacanienne, Éditions de l’ALI, 2004.
[39] VANDERMERSCH Bernard, « Le temps aura manqué » in Journal Français de Psychiatrie, n°52, érès, 2023.
[40] FREUD Sigmund, « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, l’homosexualité et la paranoïa » (1922). La traduction par Lacan fut publiée dans la Revue française de psychanalyse, tome V, 1932.
[41] Notons que la 3e couche ne peut jamais advenir seule, mais uniquement après les deux autres.
[42] DARMON Marc in Dictionnaire de la Psychanalyse (dir. R. CHEMAMA et B. VANDERMERSCH), 2018.
[43] FREUD Sigmund, De quelques mécanismes…, op. cit.
[44] FREUD Sigmund, « De quelques mécanismes névrotiques… », op. cit.
[45] DARMON Marc, Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
[46] DESSUANT Pierre, « L’idéal du moi » in Le narcissisme, PUF, 2007.
[47] NB : Les discours foucaldien ne sont pas les discours lacaniens.
[48] LACAN Jacques, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Seuil, 1973.
[49] Du moins à l’époque de D’une question préliminaire…, op. cit.
[50] Chez le psychotique, le Symbolique est réel. Ce qui « fout le camp dans la paranoïa », c’est l’Imaginaire (on l’a vu).
[51] Issu du poème « Correspondances » ; BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal (1857), Gallimard, 2005.
[52] ROUSSEAU Jean-Jacques, Les Rêveries du promeneur solitaire, Le livre de poche, 2001.
